Texte © Prof. Pietro Pavone
Traduction en français par Jean-Marc Linder
Les Cytinaceae, famille de l’ordre des Malvales, sont des plantes holoparasites qui poussent à l’intérieur de l’hôte, généralement de petits arbustes, et n’en émergent, devenant visibles de ce fait, que lors de la production de fleurs et de fruits.
C’est le pharmacien et botaniste français Achille Richard (1794-1852) qui, à partir d’observations morphologiques, considéra que le genre Cytinus devait avoir sa propre catégorie systématique, qu’il appela Cytineae (Dict. Class. Hist. Nat. [Bory] 5: 301 (1824).
Récemment encore, cette famille était rattachée à l’ordre des Rafflesiales ; depuis lors, des différences morphologiques (inflorescence, périanthe, pollen, ovule et graine) et des observations moléculaires ont établi son appartenance à l’ordre des Malvales (APG III, 2009).
Par ailleurs, un travail phylogénétique moléculaire fondé sur les méthodes du maximum de parcimonie et du maximum de vraisemblance a permis de reconnaître la famille des Cytinaceae comme un groupe-frère (sister group) de la famille néotropicale des Muntingiaceae.
Aujourd’hui, les Cytinaceae se répartissent entre seulement 2 genres : Bdallophytum Eichler et Cytinus L.
Les affinités entre ces deux genres étaient déjà connues à la fin du 19e siècle. En effet, dans son ouvrage Rafflesiaceae (1901), Hermann zu Solms-Laubach (1842-1915) donne une description détaillée de Cytinus et de Bdallophytum, considéré à l’époque comme un synonyme du genre Scytanthus.
Le nom de la famille dérive du genre Cytinus, lui-même dérivé du grec ancien “κῠτῐνος”(cytinos), cytinus, de kytos, récipient creux, nom du calice de la fleur de grenadier (Théophraste et Hippocrate) ressemblant aux fleurs de cette plante.
Le genre Cytinus compte huit espèces à la distribution disjointe sur trois principaux centres de diversification : le premier dans la région méditerranéenne avec Cytinus hypocistis (L.) L. et Cytinus ruber (Fourr.) Fritsch ; le second en Afrique australe avec Cytinus capensis Marloth, Cytinus sanguineus (Thunb.) Fourc. et Cytinus visseri Burgoyne ; et le dernier à Madagascar avec Cytinus baronii Baker f., Cytinus glandulosus Jum. et Cytinus malagasicus Jum. & H.Perrier.
Le genre Bdallophytum est originaire du Nouveau Monde (Colombie, Costa Rica, El Salvador, Guatemala, Honduras, Nicaragua et Mexique) et se distingue de Cytinus par des caractères morphologiques tels que l’axe floral spiciforme non ramifié, les fleurs de couleur cerise ou pourpre et les graines à tégument épaissi et sculpté.
On y compte 4 espèces : Bdallophytum americanum (R.Br.) Eichler ex Solms ; Bdallophytum andrieuxii Eichler ; Bdallophytum caesareum (Fern.Alonso & H.Cuadros) Byng & Christenh. ; Bdallophytum oxylepis (B.L.Rob.) Harms
Les plantes de cette famille sont dépourvues de feuilles ; elles ne possèdent que des écailles sans capacité de photosynthèse et sans ouverture stomatique, et sont dépourvues de racines. Les écailles sont imbriquées autour de la base des fleurs et le long de l’axe de l’inflorescence. Les parties végétatives se développent à l’intérieur de l’hôte (racines) et sont filamenteuses, semblables à des hyphes fongiques. Les Cytinus sont assez peu spécifiques et peuvent parasiter des plantes de différentes familles.
Cytinus hypocistis et Cytinus ruber, propres à la région méditerranéenne, ont pour hôtes des espèces de Cystus et d’Halimium de la famille des Cistaceae.
En Afrique australe, on trouve Cytinus comme parasite d’espèces des genres Helichrysum, Metalasia, Anaxeton, Elytropappus (Asteraceae) et, dans une moindre mesure, du genre Passerina (Thymelaeaceae) et de certaines espèces de la famille des Rutaceae.
A Madagascar, les espèces de Cytinus vivent dans les forêts primaires humides abritant des Croton (Euphorbiaceae), des Dicoryphe (Hamamelidaceae) et des Dombeya (Malvaceae).
Enfin, Bdallophytum, des régions néotropicales, parasite les racines de Bursera (Burseraceae) et d’espèces des genres Gyrocarpus (Hernandiaceae), Haematoxylum (Fabaceae), Cochlospermum (Bixaceae), Ficus (Moraceae) et Guazuma (Malvaceae).
Une étude sur Cytinus ruber et sur sa parente C. hypocistis (Annals of Botany 100 : 1209-1217, 2007) a montré l’existence de systèmes endophytiques similaires, indépendamment de l’hôte parasité. Il s’agit de filaments cellulaires qui s’étendent tangentiellement à travers le péricycle et le phloème de la racine hôte ; ils captent ainsi à leur profit une partie de la sève élaborée pour alimenter la croissance de leurs propres pousses florifères, qui se forment à proximité de la plante hôte.
La famille des Cytinaceae présente des fleurs groupées en épis terminaux parfois disposés en ombelle. Les fleurs peuvent être bisexuées ou, plus souvent, unisexuées. Certaines espèces de Cytinus sont monoïques (par exemple Cytinus hypocistis, Cytinus ruber), d’autres sont dioïques (Cytinus capensis, Cytinus ghiandolelosus, Cytinus sanguineus, Cytinus visseri).
Bdallophytum americanum et Bdallophytum andrieuxii sont des espèces dioïques, c’est-à-dire qu’elles ont des inflorescences mâles et femelles. Bdallophytum oxylepis est une espèce polygame-monoïque, c’est-à-dire qu’elle forme des fleurs hermaphrodites mâles et femelles.
Chez les fleurs unisexuées, le périanthe des mâles est formé d’un calice tubulaire à 4-9 lobes disposés de manière imbriquée, présentant généralement des couleurs vives (rouge, jaune, rose, pourpre). Il n’y a pas de corolle. Les nectaires se trouvent dans les cavités situées entre les lobes du périanthe.
Chez les Cytinus d’Afrique du Sud, de nombreuses protubérances papillaires entourent les bords de la cavité et peuvent contenir jusqu’à environ 0,3 ml de nectar sucré et visqueux.
L’androcée est composé de 8 étamines (ou plus) connées, c’est-à-dire réunies en une seule colonne (étamines monadelphes).
Les anthères sont soudées en forme d’anneau sur la colonne, avec parfois des éperons formés de tissus conjonctifs. Les éperons dépassent de l’anthère et ont pour fonction de servir à l’atterrissage des pollinisateurs. Les loges des anthères s’ouvrent par des fentes longitudinales pour libérer le pollen.
Le grain de pollen est sphérique avec de nombreuses apertures chez Cytinus dioicus et Cytinus sanguineus, mais seulement deux chez Cytinus ruber.
Les fleurs femelles sont légèrement plus grandes, en forme de flasque au niveau de l’ovaire. Le calice est tubulaire, avec des lobes plus petits que les fleurs mâles chez les espèces d’Afrique australe.
La corolle est absente et les nectaires sont similaires à ceux des fleurs mâles avec parfois une concentration en sucre plus élevée (Cytinus ruber). Le gynécée est épigyne avec un style colonnaire portant un stigmate visqueux globuleux ou capité. L’ovaire est infère, uniloculaire, avec de nombreux ovules.
Chez Bdallophytum americanum, l’inflorescence apparaît à partir du sol, après les premières pluies, en juillet. Les inflorescences mâles émergent en premier, puis les inflorescences femelles d’août à septembre ; ne subsistent plus que les infrutescences en octobre.
La pollinisation des Cytinus est assurée par les fourmis pour les espèces méditerranéennes et africaines ; ces dernières peuvent également être pollinisées par des passereaux (Nectariniidae) et des mammifères grâce à la couleur vive de leur périanthe.
Cytinus visseri d’Afrique australe est pollinisé par deux espèces de mammifères, la Souris à rayures Rhabdomys pumilio et le Macroscélide à nez court Elephantulus brachyrhynchus ; ces espèces sont attirées par le nectar sucré et aussi par la fragrance épicée des fleurs, due à la présence de composés aliphatiques.
Du fait des spécificités des fleurs, la pollinisation des espèces malgaches est assurée par des rongeurs ou d’autres petits mammifères. De fait, des observations récentes par pièges photographiques ont montré que les fleurs de Cytinus baronii sont visitées par des rongeurs endémiques malgaches du genre Eliurus et Nesomys (Nesomyidae).
Pour leur part, les Bdallophytum sont pollinisés par des abeilles sans dard (Meliponini), mais surtout par des mouches. L’inflorescence mâle et l’inflorescence femelle dégagent de fait une forte odeur de chair putréfiée. Chez Bdallophytum oxylepis, les abeilles sans dard semblent être plus efficaces que les mouches charognardes (Calliphoridae).
Chez Bdallophytum americanum, ce sont les syrphes (Copestylum, Syrphidae) qui assurent la pollinisation ; d’autres pollinisateurs sont possibles mais dans une moindre mesure : abeilles, coléoptères et mouches.
Les fruits des Cytinus sont des baies charnues, généralement indéhiscentes. Le tégument externe contribue à la nature mucilagineuse de la pulpe du fruit, blanche et sucrée, qui contient de nombreuses petites graines dont la longueur s’étale de 0,2 à 0,5 mm et dont la couche externe est sclérifiée.
Les fruits des Bdallophytum sont également des baies globuleuses mais recouvertes de poils glandulaires. Les graines possèdent un tégument épaissi de couleur jaune.
Le nombre de chromosomes est de 2n = 24 chez Bdallophytum americanum et de 2n=32 chez Cytinus hypocistis.
Des travaux phylogénétiques moléculaires confirment l’origine néotropicale des Cytinaceae (Taxon 56 (4) 2007 : 1129-1135). Il est probable que l’ancêtre des Cytinaceae du Nouveau Monde ait migré vers l’Afrique continentale.
En fait, les parents les plus proches de la famille se trouvent au sein des Muntingiaceae qui se sont diversifiées dans les Amériques au cours du Crétacé. Toutefois, l’absence de fossiles de Cytinaceae ne nous aide pas à confirmer leurs migrations.
Il est bien connu que les parasites, par le biais de processus de spéciation, se sont adaptés à des hôtes différents. En effet, les espèces hôtes exercent une pression de sélection sur leurs parasites en résistant à leurs attaques, et ces derniers évoluent à leur tour pour contourner ces résistances. Le changement d’hôte entraîne lui aussi des processus de spéciation. L’adaptation à de nouveaux hôtes, comme ceux communs à toutes les espèces de Cytinus, a permis de nouvelles voies de dispersion qui ont abouti à la colonisation de nouveaux environnements (Journal of Biogeography 2023,50:1852–1865). Les estimations basées sur les données moléculaires (gènes nucléaires à copie unique) situent l’origine de Cytinus à 72,1 millions d’années.
De plus, des preuves moléculaires indiquent que le genre Cytinus de l’Ancien Monde a divergé de la lignée néotropicale à une époque où la terre jouissait d’un climat tropical, après l’extinction massive de la fin du Crétacé et du début du Paléogène, il y a environ 66 millions d’années.
L’extinction d’une grande partie de la biodiversité végétale peut avoir favorisé le développement de nouvelles voies évolutives chez les Angiospermes pour exploiter les ressources encore disponibles; ainsi du parasitisme endophytique, entraînant la réduction de la structure végétative et la perte de la capacité photosynthétique.
On estime que les progéniteurs de Cytinus ont atteint l’Ancien Monde il y a environ 60 millions d’années, alors que l’océan Atlantique équatorial était déjà ouvert. Il est donc plus probable que ces plantes parasites aient réalisé une dispersion transatlantique, en suivant leurs hôtes jusqu’aux régions tropicales de l’Afrique continentale.
En ce qui concerne la colonisation de Madagascar, des indices moléculaires suggèrent que les Cytinus ont traversé l’océan depuis l’Afrique continentale jusqu’à cette grande île.
De fait, la divergence du clade malgache est estimée à 36 millions d’années ; elle serait donc trois fois plus récente que la séparation de Madagascar de l’Afrique continentale.
Des preuves fossiles et phylogénétiques attestent de l’existence d’une forêt tropicale panafricaine s’étendant sans interruption entre l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique de l’Est pendant la période plus chaude du Paléocène et de l’Éocène.
Il est donc probable que les ancêtres de Cytinus se soient propagés avec cette forêt panafricaine vers l’est et aient ensuite atteint Madagascar, où Cytinus a trouvé refuge lorsque le climat du continent africain est devenu plus frais et plus sec.
Cette hypothèse est d’ailleurs cohérente avec la présence de Bdallophytum dans les forêts tropicales à feuilles caduques et à feuilles persistantes d’Amérique.
Le genre Croton, hôte principal de Cytinus (Cytinus glandulosus et Cytinus baronii) à Madagascar, aurait eu un parcours de dispersion similaire.
Il est ainsi probable qu’il soit lui aussi originaire du Nouveau Monde et qu’il ait migré vers l’Ancien Monde, avant de se différencier et de se disperser depuis l’Afrique jusqu’à Madagascar.
L’existence d’anciens courants océaniques vers l’Est, depuis la côte africaine jusqu’à Madagascar, a pu permettre aux animaux et aux plantes de se disperser à grande distance, à la faveur de radeaux de végétation.
L’hypothèse d’un pont terrestre Afrique-Madagascar à la fin de l’Oligocène a également été avancée, ce qui serait cohérent avec les âges supposés des lignées malgaches de Croton et de Cytisus.
L’abaissement progressif des températures mondiales après la période chaude de l’Éocène inférieur et jusqu’à il y a environ 33 millions d’années, ainsi que les périodes répétées de temps sec de la fin de l’Oligocène au Pliocène, pourraient avoir provoqué l’extinction des lignées continentales afrotropicales de Cytisus.
Il est ainsi possible d’expliquer la répartition très disjointe des Cytinus constatée aujourd’hui.
La reconstruction biogéographique basée sur des données moléculaires montre qu’à l’Oligocène, Cytinus s’est adapté secondairement à de nouvelles niches dans des climats plus secs, ce qui lui a donné la possibilité de s’étendre aux latitudes tempérées chaudes de l’Afrique du Sud et du bassin méditerranéen.
Selon ces résultats, les premiers ancêtres des Cytinus méditerranéens sont apparus il y a environ 26 millions d’années. La Méditerranée occidentale a probablement été le principal centre de diversification de Cytinus, qui était présent dans le sud-est de la péninsule ibérique et en Afrique du Nord au cours du Miocène.
À la fin du Miocène et au Pliocène, la fermeture du détroit de Gibraltar et la crise de salinité du Messinien ont pu faciliter la dispersion depuis l’Afrique et la péninsule ibérique vers l’ensemble du bassin méditerranéen.
Cependant, la submersion soudaine de cette même région, il y a environ 5,33 millions d’années, a créé des ruptures de continuités dans la plupart des populations végétales, avec interruption des flux génétiques et formation de nouveaux taxons (spéciation allopatrique).
Et de fait, Cytinus hypocistis compte aujourd’hui 5 taxons infraspécifiques : Cytinus hypocistis subsp. hypocistis ; Cytinus hypocistis subsp. macranthus Wettst. ; Cytinus hypocistis subsp. orientalis Wettst. ex Hayek ; Cytinus hypocistis subsp. pityusensis Finschow ; Cytinus hypocistis subsp. subexsertum Finschow ex G.Kunkel.
Cytinus ruber compte pour sa part 2 taxons infraspécifiques : Cytinus ruber subsp. canariensis (Webb & Berthel.) Finschow ex G.Kunkel et Cytinus ruber subsp. ruber.
Les niches écologiques de la région méditerranéenne sont différentes des niches tropicales anciennes, tant pour les conditions climatiques que pour la végétation, le maquis méditerranéen étant plus ouvert que les forêts tropicales à feuilles persistantes et à feuilles caduques.
Depuis l’Antiquité, les Cytinus méditerranéens sont utilisés pour traiter diverses maladies. Hippocrate et Dioscoride suggéraient d’utiliser les sucs des inflorescences, en boisson ou en infusion, pour traiter l’indigestion, les hémorragies, la dysenterie, la constipation et les inflammations cutanées.
Pietro Andrea Mattioli (1501-1578), dans son “Commentarii in sex libros Pedacii Dioscoridis Anazarbei de medica materia (1565)”, a décrit en détail les méthodes de préparation et les applications thérapeutiques de Cytinus hypocistis.
Des travaux récents (Plants 2021, 10, 146), en validant ces indications thérapeutiques, ont également montré que les tanins hydrolysables des extraits de Cytinus hypocistis ont des propriétés antimicrobiennes, antioxydantes et anti-inflammatoires, ainsi qu’une activité cytotoxique sur les cellules cancéreuses.
Dans la zone méditerranéenne, les inflorescences de Cytinus hypocistis et de Cytinus ruber étaient également consommées autrefois pour leurs propriétés nutritionnelles.