Cette plante a 2.000 ans. Extraordinaire reportage sur un “fossile vivant” du désert de Namibie. Elle avait inventé la fleur. Elle n’a que deux feuilles qui poussent sans arrêt et s’effilochent au contact du sol brûlant du désert. Les insectes pollinisateurs. D’incroyables astuces pour survivre.
Texte © Giuseppe Mazza
Traduction en français par Michel Olivié
“Slow, slow, please” répètè-je depuis environ 3 heures au chauffeur qui conduit hardiment ma jeep au milieu des rochers de la Namibie comme si c’était une Rolls sur une autoroute absolument impeccable.
Ce n’est plus une demande mais quelque chose à mi-chemin d’une supplication et du besoin de libérer ma conscience, à chaque secousse, des dégâts que pourraient subir mes appareils photographiques.
Je tiens les objectifs en équilibre comme je peux en les tenant à bout de bras et je surveille du coin de l’oeil la sacoche des pellicules exposées et à “emploi rapide”. Je ne sais plus où la mettre : le soleil a maintenant chauffé tous les sièges et l’arrière de la voiture théoriquement à l’ombre est presque brûlant à cause des frottements.
L’endroit le moins chaud se situe au centre, à 20 cm environ sous le toit, et je l’accroche là, péniblement, avec la satisfaction sadique de la voir heurter la tête de mon “driver” chaque fois qu’il exagère ou qu’il suit mal la route.
C’est la première fois que le pauvret conduit par ici : il regrette déjà depuis deux jours les touristes “aventureux” qui se contentent des points d’eau d’Etosha et a peur de perdre le contact avec la voiture de notre guide, John Lavranos, botaniste-explorateur et collaborateur du célèbre Missouri Botanical Garden de St-Louis.
“Deux jeeps avec quatre roues motrices et un bon conducteur” m’avait-il aussitôt demandé par télex quand je lui avais proposé un reportage sur la Welwitschia.
Même si le désert de Namibie n’équivaut à peine qu’à 5 % du Sahara il fait chaque année des victimes. Les roues s’enlisent et s’ensablent, les moteurs fondent et y pénétrer avec un seul véhicule est pure folie. Notre piste n’est même pas signalée sur les cartes et s’il n’y avait pas le nuage de poussière blanc de la voiture de John nous ne saurions souvent pas où passer.
Finalement il s’arrête pour me montrer une étendue impressionnante de lichens multicolores, signe qu’il se forme ici des condensations et que la vie y est possible de quelque façon que ce soit.
De sous un rocher sort une petite plante qui ressemble à un cactus. Elle pousse en tirant profit de quelques heures d’ombre et de la rosée qui coule le long de la roche.
En général, m’explique-t-il, on nomme désert un lieu où l’évaporation potentielle est le double des précipitations moyennes. Ici il tombe au maximum 20 mm d’eau par an, le sable atteint une température de plus de 70 °C et l’air 40 °C. Le ratio serait de 1 à 200 et n’offrirait aucune possibilité de vie.
Mais tôt le matin et le soir il vient souvent de la mer des brouillards épais qui se forment le long de la côte par suite du courant froid de Benguéla et on a calculé que 100 jours de brouillard équivalent à au moins 50 mm de pluie.
Pour survivre dans le désert les plantes ont recours à 3 stratégies : elles emmagasinent l’eau dans de grandes vacuoles de leurs cellules, comme cette plante succulente, ou elles réduisent les pertes de liquides au moyen de feuilles caduques, minuscules ou transformées en épines ou bien elles évitent la saison sèche grâce à une croissance-éclair de graine à graine concentrée pendant la courte période des pluies.
La Welwitschia mirabilis est une plante pérenne dotée de deux énormes feuilles non caduques qui échappe totalement à ces modèles parce ce que ce n’est pas une plante du désert mais l’incroyable adaptation à un climat aride d’un arbre de la forêt.
Je le regarde avec perplexité.
À partir des roches on a calculé avec précision, continue-t-il, l’âge du désert de Namibie, 60 millions d’années au maximum. Or la Welwitschia appartient à un groupe de plantes beaucoup plus anciennes, les Gymnospermes, qui ont atteint leur extension maximale il y a 135 à 205 millions d’années quand poussait ici une forêt tropicale luxuriante.
Cela semble incroyable à concevoir au milieu des nuages de sable et des roches délitées par le soleil mais en fait nous sommes en train de chercher les derniers arbres d’une forêt préhistorique.
Soudain nous en trouvons un, puis un autre et encore un autre et enfin un exemplaire énorme de plus de 4 mètres de diamètre.
Il doit avoir 2.000 ans, commente John, tandis que je pense avec émotion à Friedrich Martin Joseph Welwitsch, le médecin et naturaliste autrichien qui découvrit la Welwitschia près de Cabo Negro en Angola le 3 septembre 1859.
Il tomba à genoux, abasourdi, sur le sol brûlant en croyant être en train de rêver. Charles Darwin l’a définie plus tard comme étant l'”‘ornithorynque du règne végétal” et je comprends tout de suite que son manque d’attraits esthétiques soit sans valeur pour un botaniste et que l’appellation “mirabilis” est plus que justifiée.
Elle pousse dans des sites discontinus, continue John, là où pénètrent les brouillards, entre 25 et 120 km de la côte, le long d’une bande d’environ 1.000 km qui va de la Kuiseb River en Namibie à Moçamedes en Angola.
Nous nous penchons sur l’enchevêtrement de feuilles brûlées à leur extrémité qui s’entremêlent comme les serpents sur la tête de la mythique Méduse.
En réalité il n’y en a que deux.
Elles poussent sans cesse de 10 à 20 cm par an comme les cheveux d’un tronc acéphale. Elles peuvent en théorie atteindre un mètre et demi de large et une longueur illimitée mais à cause de leurs mouvements continuels leurs extrémités brûlent, s’effilochent et avec le temps se scindent en de nombreuses bandes le long de leurs nervures parallèles.
C’est l’unique exemple, m’explique-t-il, de feuilles pérennes ayant une croissance secondaire. Un tissu méristématique produit continuellement de nouvelles cellules et au cours de sa longue vie cette plante aura fabriqué au moins 1.000 m2 de feuilles, une piste de sport végétale imaginaire longue de 400 m et large de 3 m.
Je les touche : elles sont dures, coriaces, dépourvues de la couche cireuse typique de beaucoup de plantes du désert et exposent au soleil une surface énorme comme si la plante disposait d’eau en abondance.
Elles doivent avoir très peu de stomates, dis-je, en pensant aux pertes liées à la photosynthèse dans le désert.
Au contraire elles en contiennent plus de 250 par mm2, des deux côtés, plus que la plupart des plantes. Un souvenir peut-être du “grand train” de vie qui avait été le leur il y a des millions d’années dans les forêts pluviales.
D’accord mais aujourd’hui ?
Plus les “bouches” sont nombreuses, m’explique-t-il, et mieux elles absorbent la rosée du matin. Puis, pendant la journée, quand l’air devient chaud et sec elles se referment souvent et la Welwitschia adopte un métabolisme particulier le CAM ( Crassulacean Acid Metabolism) découvert pour la première fois chez un groupe de plantes grasses, les Crassulacées.
Elle ouvre ses stomates seulement la nuit et à l’aube quand il fait frais. Le dioxyde de carbone peut alors entrer sans que le vent et la chaleur prélèvent trop d’eau. Elle fixe provisoirement le C02 sous forme d’acides organiques et le transforme plus tard grâce au soleil en sucres et en amidons.
Un métabolisme étonnamment évolué chez une espèce qui est préhistorique par bien des côtés.
Au point de vue de la systématique, continue John, la Welwitschia est une Gymnosperme, c’est-à-dire une plante à “graine nue”, parente des Cycadacées (des plantes ressemblant à de petits palmiers cultivés chez nous aussi sur la Riviera), des Ginkgos et des conifères courants.
Lorsqu’elles sont apparues les fougères avaient déjà inventé le système vasculaire, des cellules servant à transporter l’eau du sol jusqu’aux feuilles, mais la reproduction était encore confiée à l’humidité de la forêt et aux spores.
Les Gymnospermes furent les premières à inventer la graine, une sorte de “petite plante en boîte” dotée de réserves nutritives et ayant beaucoup plus de chances de réussite qu’un organisme unicellulaire comme une spore. Au début peut-être les graines naissaient sous les feuilles mais par la suite celles-ci se transformèrent en écailles que les Gymnospermes disposèrent habilement l’une sur l’autre en créant une structure en forme de pomme de pin.
Puis vinrent les plantes à fleurs, les Angiospermes, qui, pour protéger et disséminer leurs graines le mieux possible, inventèrent l’ovaire et le fruit. La Welwitschia, qui pour la systématique est encore une Gymnosperme, marque le point de passage entre ces deux groupes de plantes.
Il me montre les minuscules fleurs mâles (comme chez les Cycadacées et de nombreuses espèces primitives les sexes sont séparés : ces plantes, dites dioïques, ont donc seulement soit des organes mâles soit des organes femelles) : elles surgissent des écailles de petites “pommes de pin”, portées par de courts pédoncules.
Elles ont déjà un périanthe rudimentaire, m’explique-t-il, constitué de 2 bractées internes ( les futurs pétales) et de 2 bractées externes (les futurs sépales) qui protègent 6 anthères et une sorte de pistil qui mène à un ovaire stérile. Une vraie fleur donc même si elle est seulement ébauchée.
Il est impossible de dire si ce fut la première mais, c’est certain, les autres plantes qui ont fait cet essai sont aujourd’hui toutes éteintes et la Welwitschia est l’unique témoin encore en vie de cette transition historique.
À la base des pédoncules là où ils émergent des écailles nous remarquons d’étranges gouttelettes dont personne n’a jamais parlé dans les livres. Peut-être de l’eau ou du nectar destiné à attirer les insectes.
Même si pour certains auteurs la pollinisation est confiée au vent, continue John, en pratique c’est un insecte qui s’en charge, le Probergrothius sexpunctatus, qui vit presque en symbiose avec la Welwitschia.
Il passe une grande partie de sa vie à sucer les cônes femelles et en favorisant leur contamination par des champignons microscopiques il contribue à faire de sorte que sur 10 à 20.000 graines en théorie par plante seules 20 à 200 survivent chaque année.
Mais comment, dis-je, intrigué, en l’interrompant, quel est l’avantage ?
Bien qu’ailées, m’explique-t-il, les graines de la Welwitschia ne vont pas loin en général : elles se heurtent à l’enchevêtrement des feuilles et tombent près du tronc.
Mais dans les déserts où les ressources sont rares les jeunes plantes ne peuvent pas se permettre d’entrer en compétition avec leur mère. Elles doivent donc pousser à une certaine distance. Pour être sûres de ne pas rester sans eau une fois parvenues à la moitié de leur développement les graines sont recouvertes d’inhibiteurs germinatifs très efficaces (pour les éliminer elles ont besoin d’au moins 25 mm de pluie continue ou concentrée sur 2 à 3 jours) et le Probergrothius sexpunctatus en provoquant leur mort et leur chute fait en sorte qu’elles se décomposent presque toutes à la base de la plante. Rapidement le terrain tout autour est imprégné de substances anti-germinatives, ce qui rend impossible la naissance de concurrents.
Le fait est que les Welwitschia les plus proches sont distantes de plusieurs mètres et il semble que même leurs racines gigantesques en forme de carotte introduisent dans le sol des substances toxiques. D’une profondeur égale à la largeur de la plante elles exercent une importante fonction d’organe de réserve et absorbent au moyen de ramifications spongieuses latérales situées entre 25 et 75 cm de profondeur l’eau qui suinte dans le sous-sol.
La pollinisation, continue John, s’effectue entre novembre et mars. Puis les cônes femelles se gonflent, leurs écailles se soulèvent et les graines sont dispersées par le vent. Riches en protéines et en hydrates de carbone et extrêmement hygroscopiques elles peuvent attendre 3 ans et quand les conditions sont favorables elles germent au bout de 10 à 20 jours.
Elles développent rapidement une racine et deux cotylédons capables d’effectuer la photosynthèse et surpassés en taille vers le 4ème mois par les feuilles définitives.
Soudain une souris surgit d’une plante : elle nous regarde, surprise, pendant un court instant puis retourne dans son petit univers végétal. Elle se nourrit des graines de la Welwitschia et est pratiquement la seule proie de la vipère du désert.
Un insecte, une souris, un serpent et un arbre réunis depuis des millénaires en un équilibre délicat dans ce pays que les indigènes appellent “la terre qui ne vieillit pas”, le plus ancien désert ou peut-être la plus “ancienne forêt” du monde.
NATURA OGGI + SCIENZA E VITA + CA M’INTERESSE – 1987